Archéologie
TEXTE COLLECTIF
paru dans le n° 17 d'avril 1993
"Itinéraires singuliers dans un peu de littérature du siècle,
par quelques-uns qui franchiront peut-être"
(Il faut là resituer le contexte d'un séminaire à Vercheny (26), dans la Maison des Enfants crée par Robert Ardouvin, maison d'accueil à caractère social, centre de formation d'éducateurs mais aussi triple musée : Grenier des revues, Musée Guy Levis Mano et Maison Reverdy. Un lieu exceptionnel.)
Avez-vous jamais vu un tel lieu, où se rencontrent deux siècles de revues littéraires, des plus anonymes aux plus prestigieuses, de celles qui vécurent le temps d'un numéro unique, à celles qui traversèrent, discrètement ou bruyamment, des décades de création littéraire ; avez-vous jamais vu un tel lieu : c'est bien là, dans "sa" maison, Reverdy, et son grand œuvre au complet, et tous ceux qui l'ont accompagné dans l'aventure de créer dans la langue et la couleur ; avez-vous jamais vu un tel lieu, et Guy Levis Mano, le typographe, l'imprimeur, le poète, entouré des siens, vous ouvre sa boutique de faiseur de mots, toute ombre et toute lumière. Nous ne leur ferons pas un catafalque de paroles. Ils sont féconds sans nous et au-delà du temps. Mais pillards, nous violerons leurs sépultures et des lambeaux radieux que nous y arracherons, nous construirons les nids d'aigles de nos utopies trimillénaires.
H.T.
ARCHÉOLOGIE
On n'a pas vraiment su. Les exégètes restent divisés sur la signification de l'événement. Quant aux historiens, ils se livrèrent aux hypothèses les plus folles. On parla de Cordoue (par recoupement d'anciens témoignages). Les plus réalistes s'en tiennent à un lieu mythique situé entre Vercors et Comtat. Là, ils se seraient donné rendez-vous, vers la fin tonitruante du second millénaire chrétien. Les plus précis avancent une date. D'autres doutent même de la véritable existence de la rencontre. Ce dont on semble sûr, c'est que Char était là, ainsi que Reverdy. Certains furent convoqués qui ne vinrent pas. Mais Camille Desmoulins répondit à l'invitation, accompagné d'un vieux Cordelier. Presque tous les Solicendristes étaient là, et de très nombreux invités, obscurs ou célèbres : Gabry, les deux Tristan, Paule Lysaine, Charles Calais, Miossec, L.P. Fargue, Aragon, Colin, Angèle Vannier, Prévert, Jacob, H. Pichette, un certain A.M.H., F. Castan, et tant d'autres qu'il est impossible de nommer tous
Nous relatons, d'après divers témoignages écrits, des bribes de leurs échanges. Traces laissées au gré des caprices du temps
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1er Solicendriste : Où me situer ? En quoi mon écriture me fait-elle homme, et en quoi le lecteur humain lui aussi ? Sans doute à travers l'élucidation de mon rapport à l'écriture. Ma théorie en qui je fonde
Paul Février : Mais qui dans le tumulte du monde ? Qui écrirait sans ses lois intérieures, poussé sur son propre chemin, comme racines crevant la terre de leur passion ?
Machado : Caminante no hay camino ! Le seul chemin se fait en marchant !
Camille (il s'avance, large cicatrice) : Il faut ÉCRIRE ; quitter le crayon lent pour la plume rapide. Poète ! Écris plus vite que ta propre histoire !
Une voix : Es-tu esthète ou combattant ?
2ème Solicendriste : Mon écriture procède de la résolution de ma propre énigme.
Le vieux Cordelier : Et comment oserais-tu écrire, et être auteur, quand la plupart n'osent lire pas plus que l'ire ?
Reverdy (manifestement agacé) : Tu parles d'humanité ? Je ne suis sûr que d'une chose : mon inexistence. C'est pour me tirer de là que j'écris. J'aurais tellement aimé vivre dans le réel.
Roger Laporte : Écrire, mourir, devenir fou ? Ai-je le choix ?
1er Solicendriste : Moi, l'autre ? Je veux m'aventurer dans cette zone d'ombre où l'insolite réinvestit le réel. Où l'inconscient affleure et où j'effleure la peau d'une femme.
G.L.M. : L'ombre, dis-tu. C'est là que je conspire, tant que je ne sais pas que je conspire. Il n'y a pas plus solitaire que la nuit.
Elle, Solicendriste : C'est là que les mots (elle s'interrompt, regarde autour d'elle), c'est là que les mots font vivre des mensonges si proches de la réalité que la réalité elle-même s'y noie.
L'enfant : C'est comme moi, mon cerf-volant. Mon cerf-volant, il invente le ciel. Et c'est les vagues qui inventent la mer.
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Ici, des notes d'une autre écriture.
Etiemble (embrassant d'un geste tout ce qui l'entoure) : Les mots que j'emploie sont les choses elles-mêmes. Ainsi nos dieux en décidèrent. Et tu voudrais que j'envoie mes fils dans l'école où tu leur apprendras que le village "Beau sous les peupliers" s'appelle désormais "Robot-Blanc Ville" et que la "Fontaine du Rat Musqué" doit devenir le "Kilomètre 333" ?
4ème Solicendriste : Vrai. Mais l'écriture s'érige aussi là où le symbole tressaille dans l'ombre portée du mot. Le mot précède la chose et intercède en sa faveur. C'est inventant le mot que je réinvente la chose. J'écris de mon siècle, de cet espace inédit de liberté inauguré par ceux de quatre-vingt-neuf, là où se réenchante le monde et l'utopie du monde.
Une lectrice : Du bout de ta langue, se trace un cercle dans l'O des choses.
P. Colin : La poésie ! Pour que l'histoire ne soit pas une instance de mort !
Reverdy, criant : J'affirme que la vie est d'abord et toujours
Camille : une misère sans la liberté !
Reverdy : et que les poumons de la liberté boivent de l'encre !
A. Breton : Tu vois, Camille, fragile monde ; et nous n'y sommes déjà plus. Il n'est rien qui ne se résolve, momentanément du moins, dans la folie d'un baiser, du baiser échangeable par un homme avec la femme qu'il aime et avec cette seule femme. Maïakovski de son vivant n'y a rien pu, je n'y pourrai rien : il y a des seins trop jolis.
Un participant : De quel étrange éclairage ai-je donc besoin, pour franchirt à gué le passage des sables mouvants ? Faut-il fixer ainsi l'instant de l'irréversible ?
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On dit qu'il y eut ici un incident. Que quelqu'un prononça une diatribe contre "ceux, omniprésents dans notre histoire littéraire, dont l'existence est tout entière décor". On cria, paraît-il que "le décoratif est le contraire du réel".
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Alain Joubert, prenant la défense des insurgés : Je suis le "mauvais exemple", celui qui dérange la règle, qui désigne une solution à l'escale du jour.
Cocteau : La poésie roule le scandale dans ses mots. C'est une chance qu'on ne s'en aperçoive pas. Et plus tard, les événements tracent le visible de ses remords Bombe à retardement pour qu'éclate le devenir du monde.
Un participant : Mais pourquoi diable continuer à publier une revue ? Quel orgueil !
1er Solicendriste : Une revue qui n'a eu pour seule audace que celle de naître n'a plus de raison d'être. Et si elle se contente de vivre, elle entreprend pas à pas une lente décomposition.
1er inconnu : Pff !
2ème inconnu : Ce besoin de passer du rien, au mort-né de l'orgueil !
A.J. : Ce qui reste à l'ordre du jour, c'est la conquête de nouvelles déraisons, dans des zones différentes de l'esprit que la revue s'efforcera de livrer à tous ceux qui veulent être nomades sans être contemporains.
Char : Une revue ne saurait se réduire à une plainte. Elle est action et conquête, conversion à l'évidence du réel et expansion continue
Un participant : mais attention ! Nourrie de silence, la revue, dans sa plus grande densité, conduit au blanc du mutisme
G.L.M. : sous la révolte des caractères, fatigués de servir une pensée servile !
4ème Solicendriste : C'est pourquoi chaque numéro de la revue doit être un jour nouveau, une braise légère qui couve le bruit de la nuit. Toute trace s'efface dans le chant du siècle si on ne la relève de son énigme.
Char (se dressant) : Les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux
Neruda : et alors je les retourne, les agite et les bois. Je les avale et les triture. Je les mets sur leur trente-et-un. Je les libère.
Quelqu'un : Les chaînes ne se rompent pas de hasard. Nous avons besoin de ces traces qui ponctuent chaque avancée de l'être pour mémoriser le néant.
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Ils débattirent, on le dit, des jours et des jours. Tentèrent des manifestes. Se déchirèrent, ainsi que leurs pages fébriles. Ils furent oubliés ou on les publia. Ceux qui sont dans les étoiles nous regardent en riant, nous couchés sur le dos, les observant par le trou qu'a laissé dans notre toiture, la dernière tempête.
Collectif, séminaire Vercheny, juillet 1992
Fabienne Auzière, Bernadette Rebesche, Serge Tadier, Marie-Pierre Canard,
Yves Béal, Claude Niarfeix, Jean-Paul Morin, Olga France,
Henri Tramoy, Sylviane Werner, Christine Tadier, Davy Martin, Solène Tadier