Contre la professionnalisation des ateliers
La table ronde qui s’est tenue le 29 octobre 1999 aux Ateliers du Livre d’Aix en Provence à propos de la professionnalisation des ateliers d’écriture mérite retour sur image. Dans le temps bref qui y fut consacré, il ne fut en effet pas possible d’engager un vrai débat contradictoire, à partir de représentations fondamentalement opposées. La majorité des protagonistes du “tour de table” avaient en effet des préoccupations et des attentes relevant davantage de la recherche d’emploi que d’un souci d’éclairer les enjeux sociaux des ateliers d’écriture. Mon propos est donc ici, dans le prolongement de cette rencontre, de préciser les amonts qui fondent la position qui est la mienne. Le groupe Soleils et Cendre, auquel j’appartiens, est né des pratiques d’atelier du Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN). Il est nécessaire afin de lever l’opacité du discours, d’éclairer mes points de vue de cette histoire-là. Il serait important de dire plus précisément l’épistémologie des ateliers d’écriture en France (chose que n’a qu’effleuré Isabelle Rossignol dans sa pourtant intéressante thèse). C’est un tel retour (pour lequel je n’ai pas toutes les compétences) qui, selon moi, évitera leur instrumentalisation.
Je reviens donc au GFEN : quand ce mouvement brise le consensus sur la question des “dons” (plus pudiquement nommés “aptitudes”) et renverse le regard sur la manière dont l’homme construit ses savoirs. Pardon : ce n’est pas le GFEN qui a inventé ces idées-là ; mais elles étaient restées jusque-là au stade du discours universitaire (Wallon, Piaget, Bruner, Bachelard, etc.) ; Vigotski n’avait pas encore été traduit. De 1958 à 1968, Robert Gloton et une poignée d’enseignants du XXème arrondissement de Paris mettent le chaudron en ébullition en dopant leur recherche-action aux travaux des précurseurs. Il s’agit de passer d’un discours à une praxis. Deux paris philosophiques vont commencer à structurer la pensée et l’action de ceux-là :
- Les hommes et les enfants des hommes ont des capacités infinies
- Pour que le savoir émancipe, il doit être construit par l’apprenant.
Personne n’a jamais démontré cela. Ce sont des postulats sur l’homme, sur l’intelligence, rendus possibles par l’évolution de la société contemporaine. L’affirmer supposait d’inventer des pratiques, postures, dispositifs qui fassent passer du pari à la réalité, réalité qui jusque-là, à travers des pratiques obsolètes, imposait la “preuve” du contraire. Il fut successivement question de “méthode d’observation”, “méthode expérimentale”, etc. Et ce mouvement de pillards mit en effervescence tout ce qui bougeait en termes de conception du savoir et des apprentissages. Sous l’impulsion notable d’Odette et Henri Bassis, le GFEN donna un statut matériel à une idée de Wallon (1938) : l’auto-socio-construction. Faut-il appeler cela un “outil” ? C’est bien plus : il s’inventa alors un concept pratique d’action au service de l’apprentissage: la démarche d’auto-socio-construction du savoir qui trouva son aboutissement entre 1971 et 1975 (ce sont d’abord les mathématiques et la science qui se prêtèrent aux premières expérimentations).
Parallèlement naissaient les premiers ateliers d’écriture menés par des groupes régionaux (en circuit fermé d’abord, à la fin des années 60, en classe de lycée avec Jacqueline Saint-Jean, au groupe de Tarbes autour de Pierre Colin) puis autour de Michel Cosem et Michel Ducom à Bordeaux, nacquirent les premiers ateliers publics en direction d’adultes (1971), portés à Avignon en 1972.
Il s’est agi alors de confronter les deux pratiques pour aboutir, non sans batailles, à l’élection des ateliers d’écriture (pratique émancipatrice de création dans la langue) au rang de démarche d’auto-socio-construction de savoirs émancipateurs sur la langue (1978).
Sont convoqués et pillés :
- Burrough, Pound, Otavio Paz qui alimentent les premiers ateliers de Pierre Colin et Jean-Jacques Dorio : ancrage dans l’écriture contemporaine ;
- les apports critiques des auteurs qui contestent les conceptions dominantes sur l’écriture (surréalistes, oulipiens, nouveau roman, Ricardou, etc.) : savoirs nouveaux ;
- les apports de la psychanalyse sur le terrain de la création, qui seront plus tard abondés par les travaux d’Anzieu, (intégrés au chaudron par le groupe tarbais) : dimension de l’imaginaire, “trésor du signifiant” ;
- les travaux sur l’anthropologie de la parole (Perrin) également portés par le groupe de Tarbes : la dimension mythique ;
- les apports des autres secteurs du mouvement, notamment les notions de “situation-impasse” (Bassis), de “contrainte libératoire” et plus tard, “d’analyse réflexive”(O. et M. Neumayer, groupe Provence).
Les premiers ateliers connus (quelques brochures en gardent trace) sont conçus comme moyens de débloquer l’imaginaire et l’envie d’écrire, de contester la prééminence du “quelque chose à dire” (on écrit à partir d’un
matériau linguistique et de contraintes), et de prouver aux participants qu’ils sont capables de s’emparer de la langue, de la travailler, et de modifier leur rapport au réel, au savoir, au monde : prise de pouvoir sur le monde au moyen de la langue. C’est en cela que l’atelier est un lieu de “subversion”. Il s’agit, à l’instar de ce qui se passe dans les autres types de démarche d'auto-socio-construction, de provoquer des ruptures (Bachelard) qui permettent une déconstruction / reconstruction des représentations, de créer les conditions d’une émancipation.
Spoliés du pouvoir d’écrire (lire et dire) par les pratiques aliénantes de la langue imposées par l’école et relayées par les tenants du pouvoir médiatico-littéraire, les participants aux ateliers font l’expérience d’une liberté nouvelle, susceptible (si le coup est bien joué) de modifier leur regard sur leurs propres capacités. Et cela, c’est évidemment dangereux pour les pouvoirs en place. Bien sûr, rien n’est joué d’avance, mais il suffit de voir la réaction des participants, étonnés de leur propre réussite, développant après coup, dans l’analyse, la conscience qu’ils ont été longtemps spoliés de cette richesse-là, pour attester de la pertinence des enjeux annoncés.
On voit bien que l’enjeu est politique, au sens plein : le GFEN affirme, dans l’atelier, l’expression de “la citoyenneté au cœur-même du savoir et de la création, au cœur des processus conscientisés de la construction du savoir et de l’acte de création”.
Sans cette dimension politique, constitutive de l’épistémologie des ateliers d’écriture, sans cette dimension d’engagement, l’atelier perd selon moi sa raison d’avoir été inventé.
En même temps, la satyre qui consiste à prêter aux précurseurs la prétention de vouloir changer le monde par l’atelier d’écriture est sans fondement. En revanche il est des essentiels : le pédagogue brésilien Paolo Freire estime à 3% de l’humanité le nombre des hommes qui développent une pensée divergente opératoire. Il pense que si ce nombre augmentait sensiblement, l’ensemble des problèmes “insolubles” de la planète trouveraient des solutions. Il n’est pas vain de penser que, comme d’autres pratiques de construction de savoir et de création, l’atelier d’écriture multiplie les chances chez ses participants de développer ce mode de pensée-là. A la condition qu’il ne se transforme pas, comme c’est déjà le cas ici où là, en aimable balade fusionnelle.
Pour éviter cet écueil, les animateurs doivent rester porteurs des enjeux initiaux. Ce type d’engagement ruine, selon moi, tout projet institutionnel de professionnalisation. Au sens où l’engagement premier dans les ateliers aurait pour finalité d’en faire son métier.
En presque 20 ans j’ai participé à des dizaines de rencontres d’ateliers.
On y parlait passionnément, avec enthousiasme et parfois utopie de l’atelier, de ses enjeux, de la rigueur (et du plaisir) dans l’animation, l’invention de nouveaux ateliers, la découverte de nouvelles pistes, de nouveaux défis. On identifiait les obstacles pour trouver les stratégies propres à les dépasser.
Ce 29 octobre 1999, j’ai trouvé dans les propos des participants au tour de table (à une exception passionnée près), l’expression de rancœurs et d’une espèce de dépression qui augure très mal, selon moi, des ambitions de professionnalisation que manifestaient ces animateurs. Cette séance a réactivé chez moi une autre image : celle des récriminations d’autres professionnels, de l’Education nationale cette fois, se lamentant sur le manque de moyens, la nullité des élèves, la démission des parents, l’incurie des élus et l’autoritarisme de la hiérarchie : de ces noires réunions où ne s’exprime que plus rarement, comme une incongruité, le bonheur d’enseigner et de voir briller les yeux des enfants.
En cet après-midi plutôt morose, aucune réelle problématique de la professionnalisation n’a été esquissée, qui aurait été une occasion de ferrailler. L’objet était ailleurs : la difficulté pour un nombre grandissant de gens, diplômés, à trouver un emploi.
Lorsque la motivation de l’animateur à se former glisse de la passion de contester l’ordre établi (de la langue et des hiérarchies que sécrètent sa maîtrise ou sa non-maîtrise) au projet d’en faire un métier, (où plus précisément de trouver un job), je crains pour le devenir des ateliers. (De même, quand, à l’école élémentaire, je vois dans les nouveaux programmes, l’injonction à tous les enseignants de faire des ateliers d’écriture).
N’y a-t-il pas un autre accès à l’idée de “professionnalisation” ?
Interrogeons-nous sur qui anime des ateliers : des enseignants, des animateurs de quartiers, des travailleurs sociaux, des thérapeutes, etc., dans l’exercice de leur métier (et en cela ils se démarquent, ils “pervertissent”
le projet de leur propre institution). Et des militants de l’écriture (souvent les mêmes, hors temps professionnel) convaincus de ses enjeux sociaux. (Je passe sur les SARL).
Il y a là un espace ouvert. Je connais des professeurs de maths ou de biologie qui animent dans leurs cours des formes singulières d’ateliers d’écriture, destinés, par l’imaginaire et le recours à la pensée mythique, par exemple, à élucider certains concepts de la discipline où à en explorer des contrées épistémologiques. Il existe des syndicalistes qui proposent aux salariés d’entrer par l’atelier d’écriture dans la compréhension des mécanismes de l’entreprise où dans la préparation d’une lutte. On rencontre des classes élémentaires où des élèves conçoivent et animent pour d’autres élèves des ateliers d’écriture. Car inventer un atelier est avant tout un acte de création dont il faut donner les clés aux participants.
La compétence à animer un atelier peut ainsi être reconnue comme valence d’un portefeuille de compétences dans un champ professionnel donné, gage d’ouverture et de transdisciplinarité. Voilà peut-être une piste de réflexion pour sortir de la dichotomie militantisme / métier.
Mais pas d’illusion. S’il ne les vide pas de leur sens, un animateur d’ateliers reste potentiellement socialement dangereux pour les pouvoirs en place. Et si certains deviennent professionnels, ceci est à considérer.
Les ateliers Soleils et Cendre s’inspirent des recherches conduites par le GFEN.