Ecrire est autre chose
ÉCRIRE EST AUTRE CHOSE
QUE DU VERBE QUI SE TRANSCRIT
ou
COMMENT LE SOLEIL DERRIÈRE LA COLLINE
QUE DU VERBE QUI SE TRANSCRIT
ou
COMMENT LE SOLEIL DERRIÈRE LA COLLINE
par le collectif S & C
Je n'aime pas écrire. La question n'est pas d'aimer. Mais de savoir si je dois et de sentir que je peux. Non pas que ce serait facile, non plus que ce serait difficile. Seulement parce qu'écrire serait enfin trouver la manière de me parler, m'interroger, me bousculer, de m’inscrire dans le tremblement du monde. Je peux décider d’en être ou en être victime.
J'écris.
A l'insu de ma mémoire. Dans la cacophonie. Jusqu'à l'émotion.
J'écris. Je ne dis rien. D'abord je fais : je pose un acte, une trace. Je graphie. Par jets, saccades, ruissellements, chocs, frictions. Jusqu'à tordre les mots, les défaire et en refaire. Les coudre et en découdre.
Écrire est autre chose que du verbe qui se transcrit.
Où court celui qui écrit.
D’abord à la quête de ses mots. L’aventure de l’écriture, c’est d’abord celle des mots. Qui s’appellent, se reconnaissent, s’apostrophent. Si je dis CHAT me vient CHÂTEAU qui appelle TOUR. Et voici l’inattendu TOURBE aussitôt perverti en COURBE et immanquablement HANCHE et GALBE. Revenant à CHAT voici la TACHE voisine de l’AREOLE. Ainsi tout a filé de la matière au sens. Une image mentale est venue TROUBLER la TOURBE de mon imaginaire. Les mots précèdent le texte. Sinon l’écrit en serait ATEXTUE. Comme un « soleil qui se lève derrière la colline » dans la banalité du jour.
J'écris.
J'ai mots en main comme fragments de mosaïques.
J'ai cris en gorge à l'aplomb de ces mots.
J'écris.
Je trafique des mots à travers les nuages pour qu'advienne du texte. Je tire, de la matière, des sons proches du non-sens, comme de la corde d'une harpe s'échappe l'air qui nous happe.
J'épelle des sens à l'envers de moi.
Il y a en moi le monde. Et tous les mots. Tout ce qui me regarde et m'affronte. Je me mêle de leur écho, et m’emmêle dans leurs silences, je décide de leur place dans ma langue. Je les écris sur les murs, sur les blés couchés, sur la bouche des tyrans.
Et si j'écris, c'est dans la poussière qui danse, dans la poursuite qui traque l'insouciance et l'histoire. Là où le vide se pend.
Et si j'écris, c'est là où je n'ai plus pied, là où le sel me brûle et les lèvres et les yeux, où le sable est mouvant, où le souffle me manque.
Et si j'écris, c'est la poussière et la mémoire du sable ; l'écriture est autre chose que du verbe qui se transcrit.
Mais avant tout : oser. Oser la matière première avant de savoir, avant de savoir ce qu'elle sera à l'autre, à l'autre bout de la chaîne. Oser la bribe avant le plan. Aucun plan, aucun schéma, aucune maquette, aucun modèle. Rien en préalable, hormis un vague projet. Écrire. Hormis ces mots lâchés comme la liste des courses. Et déjà tous les modèles invités, conviés, convoqués. J'écris. Je n'écris pas, je frotte les silex. Je n'écris pas, je compte, j'accouple, j'amoncelle basculant d'un mot à l'autre, lâchant prise, m'agrippant au rocher de la feuille, à la corde du crayon, à la saillie de l'encre, à la syllabe retournée, à une sonorité récurrente comme à l'oiseau qui traverse le paysage, le feu aux faux pouvoirs des maîtres de la langue.
J'écris tes premiers mots, tes centaines de mots et c'est refaire les gestes de la vie.
J'écris tes silences, mes grands écarts. J'écris pour que tu entendes ce que je n'ai pas écrit.
Je serai dans le texte cette autre à ta rencontre.
J'ai mots en main et maladresse. Je reste là à pervertir le sens. Mon avant-texte, mon magma, mon prétexte. Et j'en suis là. Nous en sommes là, en somme. Mon écriture, cette médiation. Entre mon propre silence et le silence du monde. Mon impuissance à dire. Elle est ce qui me sauve.
J'écris la source, la brèche, l'intérieur de l'écriture, le début et la fin, les sens éparpillés. Les mots s'empoignent, m'échappent, s'étreignent. J'écris hors langue, provisoire, dans l'espace qui me reste entre tu et se taire.
J'écris désaccordé m'accordant le risque de l'autre, l'autre à déranger ou à séduire dans les mots mêmes qui sont venus advenus dans l'aléatoire, et poursuivre l'accouplement, la scrutation de l'étrange. J'écris, j'agrège, j'associe, j'assemble, je laisse poindre sourdre jaillir des bribes morceaux fragments d'où émerge, advient, perce avec je comme agent ou ferment le sens ou plutôt du sens, de l'inédit, de l'inconnu, de ces mots nus, ce ténu en nous, ce délicat, ce tendre, ce fragile d'où n'est pas si loin le rugueux, le grossier, le sauvage, le diable...
Tout m'est matière. Arbre forêt colline.
Un arbre cache la forêt. Tout m'est matière. Impossible sans lui de graver mes écorces.
J'en suis là : le soleil se lève derrière la colline.
L'écriture est autre chose.
Derrière la colline se lève le soleil. Se lève derrière la colline le soleil. La colline derrière le soleil se lève. Pauvre Monsieur Jourdain.
J'en suis là du soleil et de la colline. J'en suis là de ma banalité. Cette phrase, des milliers l'ont écrite. Témoins du petit matin. J'en suis là : le soleil se lève derrière la colline ; tenter le débarrasser de tous ses e. Ces e qui l'envahissent, qui le saturent. Et en même temps de sa banalité.
Alors j'en serai là : roulant son or, il condamnait l'ubac d'un assaut irradiant.
Dans cette quête de l'inédit, la contrainte m'est féconde. Et me jetant, téméraire, dans une autre invention, j'impose le nombre et l'ordre : aubaine, banale colline déjà exposée, feu galbé. En 7 mots se reconstruit l'aubaine de l'aube, comme en 7 mots le soleil se levait derrière la colline. Convoquant l'ordonnancement alphabétique des mots, l'ABCDEFG de l'acte d'écriture.
L'écriture est autre chose que du verbe qui se transcrit.
J'écris, libéré par la contrainte.
Je n'écris pas. Je réécris.
Prêtant attention aux crêtes et aux écarts, aux écorces, aux escarpes et aux creux, cassant rossant un premier émoi renoncé. Sourdement excité en rythme et en scansion. Dans le plaisir textuel à éprouver des matérialités grinçantes.
Maintenant écoper l'écume de ces traces, penser ces écorchures, me faire funambule de toute cette instabilité, tirer mes pas de ces trésors de boue et de pierres.
Ronde du mot à mot, un rêve s'accorde à ma première phrase. Je lui donne du volume. La résonance autorise l'écart dont je retiens les notes. De la bouche au doigt un soupir glisse un geste chargé de contre temps. Silence. Croches pointées. De mon étonnement la partition survient.
Incessant va et vient. Agrippé au chambranle, un texte a surgi.
J'aime écrire, anarchiste bordélique. Jamais vous ne m'obligerez. Mais sans contrainte, point d'écriture. Seulement ce soleil derrière la colline. J'aime écrire, en atelier, brutalisé par la contrainte. J'aime cette apparente agression contre ma conviction libertaire d'une écriture affranchie décontractée et magique. Je n'écris qu'en atelier, avec ou sans les autres ; même seul, j’écris « en atelier ». Je n'écris pas sans étreintes avec le corps des mots, sans me plier à une forme, un temps, un nombre, pour au bout du compte me déplier, volant au lieu de rampant.
Refaire surface dans l'inédit de soi.
L'écriture m'interprète. Moi, qui ressasse dans le flux et le reflux, mes pierres, mes écorchures. Ainsi au bord du monde se polissent mes galets. Que sais-je de la vague et du vent, de la main qui les prend, des rires ou des ricochets.
J'écris en rafale, un grain soudain, une bourrasque. J'écris en trombe. Qu'il soit question d'un texte par jour ou d'un texte par an. De dix textes en un jour ou d'attente lancinante du suivant. Et souvent mille fois le même texte, un seul et même texte pendant mille jours.
J'écris cet hémophile crachat, ce cri saturé, maquillé de nuit et d'urgence ; et je dis que la mort est en moi dans l'exaspération des mots, l'intime blessure où s'enclôt le désir, l'étrange étreinte entre le sens et le rien, presqu'il, presqu'elle.
J'écris au plus près de l'ombre et de la peur de l'ombre, au plus près de l’amour, au cyprès du vertige dans le ciel élancé. J'écris jusqu'à ce que s'évanouisse la langue,
je vibre
je vis
L'écriture est autre chose que du verbe qui se transcrit.
Collectif Soleils & Cendre
Janvier 2008
Janvier 2008
Date de la première édition par les Solicendristes : 4ème trim 2008
ISBN : 2-913676-61-8
24 pages 14,5 X 7
Prix : 3 euros
Date de création : 08/03/2008 14:21
Dernière modification : 16/06/2010 23:15
Catégorie : - Nos fondamentaux
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