Mario Vincent

paru dans Soleils & cendre n°9 (1989)

Mario VINCENT

SOURATE DU TRIANGLE

et ses circonstances

Mario VINCENT fut, en décembre 1989, l’invité de Soleils & cendre avec un poème, La Sourate du Triangle, suivi d’un regard sur sa propre écriture, genèse de ce texte, dessous-des-cartes livré à notre demande. Et, il faut bien le dire, cette livraison des clés prenant ici à contre-pied nos propres choix théoriques. Voici cet ensemble.
Dans le texte d’accompagnement, Mario cite un autre poème de lui, la Soulami de la Maumaridado, qui a été publié dans L’amour la paix la liberté, cette autre chose encore qui nous monte à la gorge et qui vient du passé, publié aux Cent-quatre-vingt-dix-huit de Bourgogne (Beaune, 1986).

SOURATE DU TRIANGLE

Hors ce lieu vacuité
sans couleur et sans forme
luminescents espaces
en la crépusculaire arène

Et voici :

Surgissante clameur
ton regard
jailli du nocturne triangle
Combat saisi tout entier par le gel
Bête égarée au creux de la fournaise
Cri transpercé
figé au rebord de la nuit
pour un temps
un temps        et des temps

Et encore :

Arc    Brandon    Flèche faite blessure
Fulguration exorbitée
aux flancs de la montagne
aux cavernes du sang qui goutte à goutte
s’écoule
déflagrante cantate

Colline tressaillante
en ses sources touchée
Tranfixion
Tabernacle de myrrhe
en qui encens igné s’épanche
mon essence et mon être

Fragilité lointaine qui m’est intérieure
Lieu    Combat    Cathédrale
Toi l’autel    et toi    le sacrifice

Marbre égorgé
rassemble-toi
demeure
et plus ne te consume


DOMINA…

Mario Vincent

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Nous ne cessons de nous poser la même question : comment vient un poème ? Comment se développe-t-il en nous, de quoi se nourrit-il pendant sa croissance, de sa décroissance, et jusqu’à ce qu’il se fixe enfin dans cette vibration ténue, quasi imperceptible : sa vie post mortem, dans le linceul blanc de la page, en attente de sa résurrection ? Tu m’as demandé cela, Henri, et il se trouvait que justement, pour cette Sourate au triangle, peut-être mon unique poème parmi le fatras des autres, cela m’intéressait de fouiller. Et de consigner ce que mes fouilles avaient mis au jour : ce qui, de ces fouilles, s’inscrit dans ma vie post mortem à moi.

Tout a jailli de la survenue d’une femme dans mon champ visuel — je faisais autre chose, de la musique, et j’ai été saisi — dans l’ombre noire d’un eucalyptus en plein été. Juive, brune, sèche : un embrasement d’incendie en forêt. Visage en triangle, comme un sexe, hors duquel le monde soudain m’est apparu pour ce qu’il est quand l’amour n’y fulgure pas. Vide.

La transmutation des images érotiques en images cosmiques, puis spirituelles, a eu lieu immédiatement pendant l’écriture dès les premiers vers. J’entends ici le psy de service : occultation, sous le chatoiement des phonèmes, d’un désir réprimé parce que sa violence sexuelle s’est montrée trop à cru, voile de dentelle pour masquer une turgescence indécente, sublimation, allégorie. Tout cela déjà dit mille fois. Comme dans le poème en prose célèbre d’André Suarès (encore un juif provençal, décidément…) l’arbre du sexe finit par nous envahir la forêt, et s’y substitue.

Bien plus m'attire le chemin par où cette transfiguration fait sa trouée jusqu’à moi, l’écrivant. Je précise : aucune recherche verbale ici, pas de broderie, d’artifice rythmique ou phonétique, rien qu’un déchaînement jaillissant dans la surabondance d’une citerne trop pleine et qui en éclate, enchaînement irrésistible de mots, d’images, de correspondances pour moi si évidentes qu’il suffisait de noter cela. En vrac. Avec parfois une cadence alexandrine pour libérer les poumons, reprendre haleine…

Pourtant, dès la première giclée, les quatre premiers vers, il s’est produit sans que je le voie d’abord, un basculement. Le contraire d’une pudeur, d’une retenue : comme le cours souterrain d’une rivière se jetant avec rage contre une invincible masse rocheuse qui l’oblige à infléchir sa course dans le rugissement des eaux précipitées ailleurs.

Cette double réminiscence (biblique, mais ni toi ni moi ne nous soucions de critique textuelle, ici, ni de savoir si elle m’est venue des prophètes, du psautier ou de l’Apocalypse : suffit qu’elle soit confirmée démasquée un peu plus loin par le Un tempset des temps…) c’est le Et voici… Et encorequi m’a dès la première notation semblé si étranger au poème-qui-était-de-moi que je l’ai spontanément graphié en italique.
C’est à cause de ces deux interruptions que tout en paraissant continuer à rouler les mêmes flots d’éros onirique le poème se cabre soudain contre un invisible récif et, projeté en fines gouttelettes contre la paroi rocheuse, s’en va couler ailleurs — où j’étais loin de l’attendre.

L’image première, du nocturne triangle au fond duquel le regard, me viendra ailleurs : dans Soulami de la Maumaridado, c’est aussi le point de départ du Sexe noir et plat / où le cœur te bat / lèvre de mouton / lèvre douce à caresser / lèvre en cœur percé.
Parti de cela, de la fournaise à transpercer, du cri de bête figée, de tout ce qui promettait une cascade d’images de brûlure, de sperme, de sang, le poème s’apaise brutalement comme sous l’effet d’un double coup de frein. Ou plutôt : décolle comme un avion, dans l’arrachement inattendu de moteurs tous lâchés à la fois. Arc-boutement de celui qui écrit. Tout glisse en puissance dans la descension, le silence, le gel et s’enfonce par-delà les cavernes secrètes vers la cathédrale, et l’autel, et le sacrifice. Tout l’acte amoureux est arraché au lit (déjà métamorphosé en lit de la rivière) et projeté en fanfare vers la transfixion (autre réminiscence, des poètes anciens de la Passion, cette fois) le tabernacle, la myrrhe (et l’encens igné !) dans le mouvement radicalement inverse de celui que supposent ces savantasses qui nous abreuvent régulièrement de leur prose sur les obsessions sexuelles des mystiques, ou de leur Pères-Oraisons sous-freudiennes.

D’où me sont arrivés ces deux biblismes en forme de coup de sonnette impératif ? Difficile d’échapper ici à l’anecdotique. L’écrivant est toujours quelque part l’écrit(vi)vant. Une personne dans sa propre histoire — et qui veut faire l’ange fait la bête : il n’y a pas de poètes abstraits. Depuis combien d’années avais-je cessé d’ouvrir quoi que ce fut qui ressemblât à une Bible ? Cesser de palpiter de l’âme, de lire des psaumes, de prier ? Cet Et voici… Et encore… n’a pas été prémédité. Ni accepté facilement. Dix fois j’ai repris le texte ; et je les ai biffés, le recopiant. Toujours, ils revenaient comme un ancien par cœur fautif qui vous fait fourcher la plume. Des mois plus tard, le poème au tiroir depuis belle lurette, je me suis réveillé une nuit avec un autre poème, déjà tout fait en dormant, qu’il me fallait noter vite avant de l’oublier. Un poème qui n’avait de biblique cette fois que ce qu’en a l’histoire d’Onan qui fut maudit pour avoir gâché sa semence. Mais les deux relances de l’Et voici… Et encore… y étaient, dans une structure identique, au même endroit !
Le lendemain, en le recopiant (je n’y ai rien changé non plus qu’une syllabe par-ci par-là qui rompait la cadence) il m’a rappelé l’autre l’abandonné, que j’ai recherché fiévreusement dans mon fouillis. J’ai comparé les deux structures, rétabli la version initiale : c’était comme ces architectures de rêve qu’on ne lit parfaitement que reflétées dans ce plan d’eau, à leur pied, qui les inverse en les superposant. Du coup, j’avais compris : je leur ai cherché deux titres qui se répondent aussi (comme le font le triangle et la circonférence) et je n’y ai plus rien changé. Mais c’était d’autant plus probant que je vivais alors ma période la plus totale d’engagement politique, résolument marxiste et très loin de toute métaphysique. Restait la poésie, qui se rit de tous les systèmes, fussent-ils métriques.
D’où venaient-ils ? Va-t’en savoir ! Il y a des paroles (une Parole) plus tenaces que nos vélléités de fuite. Jonas se croyait bien à l’abri dans son ventre mou de baleine, et puis, recraché sur le sable brûlant, face à Ninive…
Parole, comme l’eau souterraine qui bute et bat contre la chair de son supplice, et à la fin déflagre, un jour, fulguration exorbitée aux flancs de la montagne. Comme dirait notre maître à tous et le plus grand poète d’Occident, Jean de la Croix : crève la toile enfin

Ce qui m’intéresse aussi, c’est que l’unité, la personne du poème initialement perçu n’en a pas été du tout rompue : comme la spirale, il semble changer de cap mais il s’enroule, finalement, autour d’un axe qui est bien le sien propre. Axe pérenne.
Qui a jamais écrit du fond de l’âme me comprendra bien si je parle ici de l’indissociabilité de nos désirs. Désir de la chair, désir de l’esprit, il n’y a qu’un seul amour… et comment pourrions nous en parler, sinon par les mots de nos lèvres à nous, et la salive de nos bouches et la sueur de nos corps non encore transfigurés ? Au-delà, nous n’écririons plus du tout !

Alors, pour la galerie, nous disons que cela s’est fait à notre insu. C’est rassurant. Ou pas : c’est selon… Mais tout au fond du tréfond, qui de nous ne sait que, de quelque point du chemin de ronde que notre regard se pose sur la plaine devant nous, et les montagnes là-bas qui la dessinent, il n’y a qu’un soleil par lequel nous voyions. Et nous n’avons qu’un Nom, toujours le même, que nous redisons sans cesse jusqu’à ce qu’Il revienne — et que toutes nos ratures d’écrivants, marxistes ou pas, ne cherchent qu’à faire enfin apparaître, ressurgi vivant de la terrible Bouche d’Ombre !


Mario Vincent - 1988


Date de création : 17/05/2021 00:16
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