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Ecrire, lire, éditer la poésie

ÉCRIRE, LIRE, ÉDITER LA "POÉSIE"
une pratique contre l’accusation d’élitisme hermétique


par Henri TRAMOY
(article publié dans DIALOGUE, revue du Gfen)



Je. Ainsi les choses seront claires et j’afficherai la responsabilité de mon propos. Je, d’un triple point de vue : de celui qui “fréquente” les ateliers d’écriture (et déjà, il faudra définir) ; de celui qui lit de la “poésie” (et il faudra encore définir) ; de celui qui édite de la poésie.

En “poésie” (car il y a “poésie” et poésie),
un spectre domine le paysage : l’illettrisme.


1. La “poésie” : un impossible (Lamartine) et une nécessité (Jean-Marie Gleize). La “poésie” d’après la poésie. Contemporaine, quand sont contemporains François Villon et Guillevic, Lamartine et Francis Ponge, Denis Roche et Anne-Marie Albiach, Mallarmé et Bernard Noël, Rimbaud et André Gache, etc. Qui ont éprouvé et éprouvent la nécessité de la “poésie” d’après la poésie,  qui ont éprouvé et qui éprouvent cette conscience de l’imperfection, la vacuité, la frigidité, la pauvreté, la rigidité de la langue (J-M.Gleize) : toutes impostures qui appellent dépassement. La “poésie” est cette tentative jamais aboutie de dépassement.

2. Apprendre à lire : un apprentissage sans cesse recommencé. Sait-on jamais lire ? Mais apprendre. Peut-on com-prendre la philosophie, la biologie, les mathématiques, le jardinage, la mécanique sans en faire, sans en lire ? Vraiment les connaître, autrement que pour tenir à leur propos des conversations de café du commerce. Il en va de même de la “poésie”. A l’école, depuis tout petit, n’ai-je pas “appris” la poésie, “des” poésies. Mais la “poésie”, l’y ai-je fréquentée ? Ai-je pu comprendre la “poésie” sans en lire vraiment ? Ai-je pu entrer dans l’écriture de l’autre sans entendre un petit peu ce que cet autre en dit ? Avoir lu au moins une fois dans ma vie, l’un des auteurs suivants (cette liste étant non exhaustive) : le Raymond Roussel de Comment j’ai écrit certains de mes livres ; l’Aragon de Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipits ; le Jean-Marie Gleize de A noir ; le Christian Prigent de Ceux qui merdrent ; le Ricardou de Théâtre des métamorphoses ; le Barthes de Plaisir du texte ; etc. Même un seul : chacun développe une telle puissance de conviction qu’il permet d’engager le processus de retournement de mes représentations de ce qu’est l’écriture en général, “poétique” en particulier. Pour m’apprendre à lire ce qui, dans l’écriture, est travail de l’écriture, est creusement de l’écart, est transformation de la langue.

3. Si c’est une nécessité : en faire. Entrer dans la littérature par le moyen de l’écriture. Me parlant de ceux qui ont fait rupture, J-M. Gleize écrit : “ils ont agi pour la formation et la transformation de l’écriture poétique autant et plus que n’importe quelle “théorie” de la poésie “. Ils s’y sont mis. Alors je m’y mets. Quoi de plus facile quand je dispose de cet outil fantastique qu’est l’atelier d’écriture. Attention, pas n’importe quel atelier d’écriture : ceux que le GFEN a inventé, et quelques autres, de même lignée émancipatrice dont Soleils & Cendre ou Filigranes par exemple (car il existe des officines, des libéraux de “l’atelier d’écriture”, dont la seule finalité est de permettre à l’animateur d’en vivre, donc, par nécessité, dont il confisque les clés). Qui vit son premier atelier d’écriture, si et seulement si celui-ci est émancipateur, peut rapidement l’animer à son tour, pour d’autres : il s’y construit une pratique d’écriture, il s’y construit une connaissance des dessous-des-cartes de l’écriture, il s’y construit une compétence de lecteur des textes des autres. C’est en écrevisse qu’on devient liseron.
Sortir de l’illettrisme donc “par le seul moyen que je connaisse et qui remplit de soleil” : l’atelier d’écriture. C’est une tâche jubilatoire que de se donner, en atelier, de précises règles d’écriture, que d’obéir aux règles que soi-même on s’impose, dans un aller-retour fructueux entre théorie et fiction, entre science du texte et création. “Le texte écrit sans plaisir, nous dit Barthes, est un texte frigide ; il ne procure aucun plaisir à la lecture. Le texte que vous écrivez doit me donner la preuve qu’il me désire”. Et cette preuve, c’est l’écriture (poïétique), science des jouissances du langage.

4. Elitisme, hermétisme : mettre fin au malentendu. J’ai souvent été pris à parti : certains de mes lecteurs (et des lecteurs de ceux qui avec moi écrivent) nous reprochent d’écrire opaque, hermétique, illisible ; d’écrire élitiste. S’ils se contentent de cette appréciation, c’est que la question des enjeux de l’écriture “poétique”, de son sens, n’a pas été par moi (par nous) suffisamment explicitée.
Le désir du texte (éventuellement son plaisir), c’est à dire la capacité d’investir le texte d’autrui et de s’y laisser surprendre, adviendra d’autant mieux que le lecteur aura lui-même construit ses règles et ses rites, dans sa propre écriture ; ces règles et ces rites l’autorisant à débusquer, dans le texte de l’autre, les rhèmes et les rimes qui l’érotisent. Et que par là, il se sera forgé de puissants outils de lecture, car “lisez vite un texte moderne, il devient opaque (…) vous voulez qu’il arrive quelque chose, et il n’arrive rien ; car ce qui arrive AU LANGAGE n’arrive pas au discours…” (Barthes). Lire la “poésie” demande du temps et des poses. On ne lit la “poésie” au kilomètre pas plus qu’en diagonale. Prenez un haïku au petit déjeuner, gardez-le en bouche toute la journée : à votre retour, le soir, de votre bouche, jailliront des nouées de sens.

La “poésie” doit être dite par tous :
paraphraser, pour convaincre des bienfaits de la lecture
à haute voix sur la “poésie” contemporaine.


1. Lire pour soi-même : mais qu’est-ce que lire ? Au sein de la revue Soleils & Cendre que je co-anime, nous avons défini le texte comme un millefeuille. Et la fécondité de cet acte qui consiste à partir à la découverte, lecteur, de l’étrangeté du texte : “Tu vas lire. Attends. Il faut t’y préparer car c’est à l’aventure que tu pars (…) Tu choisis le lecteur que tu seras”. Accepter de me laisser surprendre par cette langue qui me résiste : “Les mots  t’ont absorbé, puis recraché. Jonas à la dérive, tu crains d’avoir été trahi par ces traits usuraires qui ne savent se plier à ta langue. Un instant te dis-je. Ne renonce pas. Imagine”.  Oser l’inconnu, cet autre de l’autre, cet autre de toi-même : “Imagine, au lieu du texte un carrelage. Des traces de lichen sur un vieux mur (…) Ou bien, tiens, les nuages (…) De ce carrelage, de ce nuage, tu scrutes la structure. Tu en lies les images. Un visage apparaît. Ou bien un animal, un paysage. Pourtant, la langue des carrelages, la langue des nuages, ne sont pas langues d’usage. Tu insistes pourtant. L’image s’impose, effaçant le carrelage, effaçant le nuage. Pour mieux lire l’éphémère, tu inventes la permanence. Pour mieux lire l’intangible, tu t’accroches à ses branches(Le texte est un millefeuille ; Soleils & Cendre n° 12 fév. 1991).

2. Lire pour les autres : l’agit’prop pour rendre la “poésie” populaire. Toutes formes de dispositifs de lecture sont disponibles dans la panoplie du lecteur militant. A commencer par les lanceurs d’ateliers d’écriture : chuchotés aux passants du 31 décembre sur le port de Collioure ; dégustés avec le pastis et les olives sur la place de la mairie le 14 juillet à Vallon-Pont-d’Arc, ou, le même jour et sur la même place, proférés d’un balcon à l’autre ; lus à la cantonnade en inducteur de l’atelier Mécano littéraire (production GFEN, inventé par Daniel Appruz) ; les mots indociles servis en rasade ou en souffle délicat. Autant de situations à surprendre l’auditeur, à bouger ses repères canoniques, et, déjà, à l’autor-iser (le faire advenir comme auteur). Les textes sont pourtant exigeants, mais les sourires, les complicités qui se nouent, n’accusent ni élitisme ni hermétisme. A l’autre bout de la chaîne, celle de l’édition de textes aboutis, les lectures publiques nous donnent l’occasion de confronter des écrits souvent difficiles avec un public de non-spécialistes. Une seule anecdote : récemment une auditrice, arrivée en avance sur les lieux de la lecture, feuillette le livre qui sera livré aux participants. Elle le repose promptement avec ces mots : “Je n’y comprends rien, ce n’est pas pour moi”. Elitisme ou hermétisme ? A l’issue de la lecture, elle est la première à la table de littérature, achète deux exemplaires, un pour elle, un pour offrir, et nous rend témoins de la rupture qui s’est opérée en elle. Dans sa singularité, le cheminement de la com-préhension (prendre avec soi) a besoin d’une médiation.

3. Lire avec les autres : un tous ensemble qui émancipe. A suivre, par la mise en scène des textes d’atelier : comment faire des premiers participants des complices ? Il se pourra qu’on les invite à l’affichage, en grand format sur les vitrines, de leurs textes étonnés ; ou, à Uzeste, sur d’interminables rouleaux de papier journal déployés dans la fête ; il se pourra qu’on associe celui-là à la mise en voix des écrits ; ou que celle-ci accepte de participer au gueuloir de la soirée. Les productions vivement socialisées font œuvre collective qui réunit dans un même objet l’atelier (la théorie), ses participants (se transformant dans le rapport à l’écriture) et leurs textes (objets poïétiques nouvellement identifiables). Cet élan créateur collectif (tel que le décrit Rousseau dans sa Lettre à D’Alembert sur les spectacles) offre au public non spécialiste un regard inédit sur les enjeux de l’écriture contemporaine. Et si moi aussi j’étais capable ! Capable de produire, dans le plaisir du texte, une langue inédite (hermétisme ?). Capable de comprendre, enfin, ce dont j’avais été spolié (élitisme ?). Mais aussi, notre dispositif Ecoute ton texte, chacun lisant le texte de l’autre pour le faire aimer à tous, y débusquer les trouvailles et les replis de sens qu’à son insu, l’auteur y avait nichés. Quoi ? Ce que j’écris produit sur toi cet effet ! Et je n’en avais pas l’ombre d’un soupçon.

4. Mais il arrive aussi que d’autres lisent pour nous : lire pour convaincre. Nous avions publié, dans la collection “C’est comme ça qu’on écrit ?”, un livre, disons difficile, d’André Gache. Pas à l’unanimité : on m’avait fait confiance dans cette affaire, mais je sentais bien l’absence générale d’enthousiasme initial pour le texte. Invité a posteriori à lire son texte devant le groupe éditorial, André Gache a produit sur notre assistance un effet d’une force tellurique. J’ai compris ce qui m’avait distingué des autres membres du groupe : ayant mis moi-même en page ce texte dérangeant, je m’étais contraint à le lire plusieurs fois et page à page, donc à faible vitesse, à haute voix. Je crois bien que c’est ce qui m’avait donné la force de convaincre. Une autre expérience de même nature a produit les mêmes effets : la décision d’éditer un texte de Philippe Leteissier fut emportée après une interprétation à haute voix.

Editer la “poésie” :
une entreprise rentable pour le devenir de l’espèce humaine.


1. Personne n’édite la “poésie” : ce n’est pas rentable. Le plus édifiant est de visiter le rayon “poésie” de la FNAC “près de chez vous”. En mètres linéaires, vous pourrez faire des statistiques du peu, du si peu : y en a-t-il plus ou moins peu que dans votre bibliothèque municipale ? En fait, on se demande bien qui peut encore lire la “poésie”. Si vous pensez cela (je veux dire ce qui est énoncé dans la première phrase), je prétends que vous avez tort. Je ne sais pas combien il y a d’éditeurs de “poésie” en France. Mais dans ma bibliothèque personnelle, qui comptait, à la date de cet article, 541 ouvrages de “poésie” ou de poésie (je ne compte pas les revues, stockées dans des cartons), je ne dénombrais pas moins de 162 éditeurs différents (certains tout petits, même petit-petits, d’autres disparus). C’est la partie émergée de mon iceberg “poético”-poétique. En fait, ils sont des centaines. A démentir l’idée selon laquelle la “poésie” serait un genre élitiste. Un genre délaissé, ignoré, oui, sans aucun doute. Plus la “poésie” se délaisse, plus penser par soi-même se délite : l’indice de corrélation est pertinent.

2. Donc tout le monde peut éditer la “poésie” : alors qu’attendez-vous ? D’abord, il vous faut créer une revue. C’est facile et ça ne rapporte rien. Deux ou trois choses légales (il suffit de demander à la BNF François Mitterrand, régie du dépôt légal) et c’est parti. Certaines revues prestigieuses quoique artisanales, dont les exemplaires imprimés sur un mauvais papier peuvent aujourd’hui s’arracher à prix d’or, n’ont publié que quelques numéros. Alors vous êtes couverts. Après, si ça marche, on peut passer à la “maison d’édition associative”. Avec les moyens modernes de duplication, le tirage à peu d’exemplaires, l’aspect économique n’est pas un problème. Il faut subvertir le marché officiel pour submerger la pensée scripturale unique.

3. Tout le monde se doit de soutenir la “poésie” qui s’édite : c’est pourquoi, dans ce numéro de Dialogue, vous trouverez sans doute de la publicité (gratuite) pour quelques revues et éditeurs “ayant des affinités avec l’éducation nouvelle”. Abonnez-vous. Consultez les collections. Offrez et offrez-vous livres et plaquettes. Pour le devenir de l’Humanité, c’est un geste citoyen autant que de trier sa poubelle. La “poésie” qui s’édite, cela peut être de gros livres, mais aussi de petites plaquettes de quelques centimètres carrés et de quelques pages. NB : une petite édition géniale qui tient dans la main, format 10 X 10, chez pré#carré / hervé bougel, Grenoble, un recueil par mois de petits textes du type un par jour, frais du matin comme les œufs.

4. Nous éditons la “poésie” : Soleils & Cendre, revue d’écriture / Les Solicendristes, maison d’édition associative. Editer, c’est d’abord lire. Puis choisir en fonction d’une ligne éditoriale. La nôtre est simple : tout ce qui est “poésie” (et surtout qu’on n’oublie pas les guillemets) est nôtre. Toute écriture qui expérimente des chemins inédits ou encore peu explorés. Toute écriture qui revisite dans une problématique décalée, dans l’écart, des formes que le patrimoine avait provisoirement installées dans un costume aujourd’hui trop étroit. Toute écriture émancipée.

H.T.

P.E.L.C. (Pour Enfoncer Le Clou) : vous avez bien compris que pour moi, il y a “poésie” et poésie. La “poésie”, dans son contemporain est ce qui est venu, n’ayant provisoirement pas de nom, après la poésie. Ou bien, si vous préférez, n’ayant pas de nom et donc, provisoirement appelée “poésie”. A moins que, impossible en même temps que nécessité, elle ne soit la seule “qui tienne devant la famine”.

P.E.L.C. 2 : Si la “poésie” était élitiste, les poètes seraient au pouvoir. Et si elle était hermétique, on aurait bien trouvé le moyen de l’utiliser pour stocker les déchets nucléaires.

Date de création : 24/04/2007 15:49
Dernière modification : 27/06/2008 22:42
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